Au Cœur des Ténèbres.

Il m'aura fallu des années pour rejoindre le fameux "Sanctuaire" de ces "Premiers Fils". Les indices m'ont porté partout où l'Humain pouvait se rendre, et ma nouvelle condition de vampire ne fut alors plus vue comme une malédiction, mais bien comme une aubaine. Je put me rendre en Europe comme en Russie. En Chine et en Afrique. En Australie, également, et dans toute l'Océanie. Je me risquai même jusqu'à l'archipel Japonais, dans ces quelques places que les Premiers Fils essayaient de réclamer, au nom de cette déité vivante qui guidait leurs gestes. Jamais pourtant je n'avais cessé de me demander : Pourquoi tant de violence ? Pourquoi ces pillages, ces rixes ? Pourquoi même aller jusqu'à piller les terres côtières et installer des "colonies". Pourquoi lutter contre les gouvernements en s'attaquant aux plus faibles ?

Les histoires parlaient de Nobuyoshi Hattori comme d'un espèce de héros éthéré. Une légende, l'un des seuls vampires qui ne voyait pas l'Humanité comme du bétail. On le décrivait comme l'un des plus grands guerriers du Monde, peut-être même le meilleur. Le Premier Fils, le descendant le plus proche d'Amasis Gen-Hef-Hor-Bak. Pourquoi donc est-ce qu'en son nom des zélotes abominablement fidèles se lançaient dans une espèce de Guerre Sainte ? En quoi, finalement, les descendants Hattori qui régnaient sur l'Océanie trahissaient à ce point les "idéaux" que se voulaient porter les Premiers Fils ?

Je rencontrai à Kyôto un humain vieillissant, au sein même de ce que l'on voyait comme la capitale de l'"Empire" de l'ange Théobald. Edward Longbow Junior. J'aurais dit, à son visage, qu'il avait dépassé les quatre-vingt printemps. Cet Edward Longbow était l'"ambassadeur" des Premiers Fils auprès de Théobald. Il avait été du combat contre Gaïa, et il y avait laissé des plumes. Il avait perdu des fils, après cela, puis sa femme. Ne restait plus dans sa maison que lui, dans un riche costume que l'on aurait cru sortir d'un livre d'histoire sur l'Angleterre du siècle précédent. Lui et une cohorte de personnel domestique qui n'avait rien d'esclaves. Lui et un détachement de combattants qui protégeaient la propriété : des guerriers en armes et armures modernes, qui n'avaient rien à envier aux combattants qui protégeaient l'Empire, si ce n'était peut-être leur suffisance bigote. Lui, et son petit-fils, Ellis Longbow. Ce dernier ne manqua pas, d'ailleurs, de m'étonner, car il était au côté de son grand-père avec celle qu'il désignait comme sa femme. Une dénommée Christine Dickens, vampire de son état, qui n'avait pas la moindre gêne à porter une alliance et à aider benoîtement son mari et le vieil ambassadeur. Elle ne nourrissait pas, d'ailleurs, la moindre envie de se repaître du sang d'aucun d'entre eux. Elle m'invita plutôt plusieurs fois au cours du séjour à me rendre dans sa "cave" où nombre de précieux nectars attendaient la consommation avide d'un être de la nuit.

Ce fut en cette demeure que je put m'entretenir longuement avec Edward Longbow, qui me décrit à peu près en ces termes celui qu'il surnommait son "oncle" et sa pensée :

" Il est las. " m'a-t-il dit, " Las, mais résolu. Son combat pour faire valoir les droits de l'Humanité auprès des vampires n'a pas porté ses fruits. Il est persuadé, et moi avec lui, que la sagesse portera ses fruits. Qu'il se trouvera un temps où l'équilibre s'établira. C'est cela, la base des Premiers Fils, et c'est cela, son enseignement pour les jeunes générations. Il pense qu'Amasis et Youri ont fait leur temps, comme lui-même et les Européennes. "

Il m'emmena voir Christine et Ellis, dehors, à la lueur des bougies. Ils jouaient avec des enfants - qui ne pouvaient être assurément les leurs -

" Vous êtes un vampire, et un tout jeune, " m'adressa-t-il, en tendant un bras vers la scène, " Je suis un vieil homme, maintenant. J'ai connu la période où les vampires n'étaient que des mythes, celle où les croiser - à l'exception du Renard - était synonyme de mort. Aujourd'hui, cette même règle est encore valable en de nombreux points du globe. Les vampires ont sauvé le Monde, cela ne fait guère de doutes, mais qu'ont-ils fait de leur victoire ? Ils agissent en gamins. Ils détruiront le Monde plus violemment et stupidement encore que les Humains ou les Néphilims. Ils se mèneront à leur propre ruine. Cette constatation m'a effrayé, et j'aurais moi-même mit fin à mon existence si je n'avais pas connu le Renard ou ceux qu'il a inspiré, Christine en tête. Voyez-vous, Christine a ce "légendaire" Nobuyoshi pour père. Il a transformé la jeune fille alors qu'elle était mourante dans les rues de Tôkyô, au beau milieu du conflit de Gaïa. Elle a sauté sur Nekheb et, plus encore, y a survécu. En Russie, elle ferait partie de la Nomenklatura. Une héroïne de guerre. Il a pourtant suffi d'un regard pour qu'elle, et tout ceux qui avait suivi le Renard, se retirent de ce "nouveau Monde" qu'ambitionnait la Première. Pour qu'ils dédaignent les fausses promesses des Européennes ... "

Il fut alors pris d'une quinte de toux terrible, et sa belle-enfant fut là en un battement de cil, pour l'aider à s'asseoir avec une tendresse que je ne put même imaginer comme feinte. Ma conversation ne put se poursuivre bien longtemps, car la santé du vieux diplomate n'était plus ce qu'elle était. Les jours suivants, néanmoins, j'ambitionnais d'interroger Christine sur ses relations et sur sa vie. Elle ne manqua pas de me rire à la figure :

" Ces enfants sont légalement les miens ! " s'était-elle esbaudie, dans la cave et partageant avec moi un exquis verre de sang transylvanien, " Ce sont les miens et ceux d'Ellis, des orphelins adoptés ! Pas un garde-manger ! Quelle importance qu'ils soient humains ou vampires ? Pourquoi êtes-vous si surpris de la situation ? J'ai connu Scarlett, la grand-mère d'Ellis, une amie qui m'était très chère. Que fait-il que je puisse être sa mère ou sa grand-mère ? Que fait-il que je le verrais vieillir et mourir ? J'ai proposé de le transformer : il a refusé. Je respecte son choix et je ne l'en aime pas moins pour autant ! Vous étiez vous-même Humain il n'y a pas si longtemps : croyez-vous qu'une paire de canines acérées et un régime alimentaire à base de sang les transforment obligatoirement en réserves de nourriture ? "

Elle était sérieuse. Je comprenais que derrière ce regard fleurissait un raisonnement que moi, fils d'un âge tourmenté, je ne pouvais espérer cerner complètement.

" Quand j'étais humaine, je détestais la viande. J'étais végétalienne. Je détestais penser au fait qu'il ait été un jour possible que j'ingère une autre créature pensante. " m'expliqua-t-elle, " Pourtant, j'ai dû le faire, à Tôkyô. J'ai mangé de la viande pour me sustenter. Pire que cela, j'ai mangé de l'Humain, à peine transformée. C'était bon... Rien n'a changé, pourtant : Je pense aux Humains comme à tout autre être vivant. Je me refuse à les voir comme des poches de sang. Je me refuse à cette logique de "Tuer ou être tuée". "

Je la vis prendre une grande inspiration. Un réflexe typiquement humain, car ce n'était pas une vampire aristocrate que j'avais en face de moi, mais une humaine aux crocs acérées.

" Je... suis la fille d'une époque que l'on voyait comme décadente, avec sa pensée, sa technologie, ses courants artistiques... Je l'ai presque pensé, jusqu'à ce que je rencontre les autres vampires, les plus vieux. J'ai pu voir les fils d'Ostragrad. J'ai pu voir les Égyptiens... Eux... Eux, ils sont décadents. Eux, ils pensent ainsi depuis des millénaires. Ils ont imposé leur idéal de violence à toute une race... Ils sont bornés, séniles. Des créatures trop vieilles. Mon... "père", quoi qu'il en dise... Il n'est pas véritablement meilleur, mais il a compris ce qu'il y avait à gagner au contact de nouvelles cultures et d'êtres éphémères. C'est grâce à lui que j'ai connu Ellis, et c'est grâce à lui que je sais que la beauté n'est pas forcément dans l'éternité. "

Ces mots me hantèrent, en remontant le lagon de l'île, sur les conseils de l'ambassadeur. Était-ce bien le même Renard dont les Hommes avaient massacré sans l'ombre d'un remord tout mon village ? Les drapeaux au renard qui flottait sur l'Archipel, la fumée de maintes cheminées de maisons ou de manufactures autant que la présence d'innombrables navires vieux et nouveaux me rendait la perspective d'un gourou fou improbable.
Pourtant, au sol, censés et fous se croisaient, couverts de tatouages ou de marques de peintures. Les vivants y étaient présents de toutes les couleurs, les animaux abondaient et malgré la crasse et la suie, cela ressemblait à une nuit de fête. Les femmes et les enfants dansaient, les guerriers riaient, buvaient et fumaient. Les Premiers Fils ne me prêtaient pas attention, à moi. Je n'étais qu'un étranger comme un autre. Un vampire venu de loin au milieu d'une communauté bigarré.

La seule résistance me vint d'une beauté fatale, à l'entrée du Sanctuaire. La Rouge. La guerrière Akane, que l'on redoutait en ultime gardienne du Renard.

Ce fut une intervention même du Renard qui la fit baisser le sabre ardent qui pointait sous ma glotte.

Le Renard se tenait là, dans l'embrasure d'une porte comme l'île en connaissait des centaines d'autres. Le Renard ne dormait pas dans un palace, il dormait dans ce qui ressemblait plus à un temple primal que l'on aurait pu trouver au plus profond de la jungle. Une architecture vieillie et envahie de lierre.

" Pourquoi ? " lui demandais-je simplement, après avoir relaté mon voyage en face de lui, assis à une table de bambou sous l'oeil inquisiteur de celle qui semblait tout autant être sa garde du corps que sa concubine.

" Parce que le monde est ainsi fait. " répondit-il simplement, " Je n'ai plus à m'expliquer. Je l'ai suffisamment fait. J'en suis las. Si c'est en quêtes d'excuses que tu as entrepris ton voyage, il n'y en aura pas, car je ne regrette rien. Sache que le monde est gouverné par la brutalité, une amie qu'il faut embrasser pour survivre, car l'attentisme et la compréhension nous ont menés ici. Ces hommes qui ont détruit ton village, ils avaient eux aussi des femmes et des enfants. Ils n'étaient pas moins humains que toi-même. Il est dans la nature de toute créature de se résoudre à la violence, et celle-ci doit être utilisée pour nous unir plutôt que pour nous entre-tuer ... "

Et je me demandai subrepticement : Le Renard était-il fou, désabusé ou par trop réaliste ? Était-il aussi sauvage que les fils des steppes Sibériennes ou plus raisonné qu'eux ? Était-ce là le point culminant de la pensée ? La Loi du Talion ? La violence contre la violence ?

Konrad Belhart
in En quête de sens : Rencontre avec les grands de ce monde